L'AUTRE - INTERVIEW
1- L’Autre - Fantastique
http://lci.tf1.fr/cinema/news/l-autre-interview-patrick-mario-bernard-et-pierre-trividic-page-4991359.html
Dans L'autre, on retrouve votre sensibilité fantastique, déjà exprimée dans votre documentaire sur Lovecraft et Dancing, votre premier long métrage de fiction.
Patrick Mario Bernard : Le fantastique est un genre qui nous intéresse beaucoup à partir du moment où il nous oblige à recréer le réel de manière pertinente et précise. Pour qu’il opère, il faut construire le monde de façon rigoureuse. C’est le glissement qui fait que les repères se perdent petit à petit, que les zones d’ombre deviennent de plus en plus inquiétantes, que l’on commence à receler des présences. Cela nous traverse en permanence. En fait, notre goût pour le fantastique est moins à rapprocher de la question du genre que d’une forme de sensibilité aux choses. Personnellement, j’ai l’impression de vivre dans le fantastique en permanence. La porosité du monde, la façon dont les choses circulent fabriquent du fantastique en continu. Nous le traitons comme une incursion. La chose s’impose parce qu’elle est rendue visible dans le récit. Finalement, elle se saisit du monde. Elle le contamine. Les possibilités sont réunies pour que le fantastique entre progressivement dans ce monde si bien installé et stable en apparence.
Dans Dancing, vous utilisiez déjà le fantastique pour nourrir une réflexion sur le couple. A un moment donné, lors d’une discussion au restaurant, vous réussissiez à donner l’impression que les deux personnages principaux étaient à table avec le diable en personne, juste grâce aux dialogues.
Pierre Trividic : Si le fantastique est déclenché par la parole, c’est aussi parce qu’il s’agit du premier outil. Evoquer la possibilité de quelque chose, c’est déjà le rendre un peu réel. Il y a de la magie là-dedans, cette magie sombre et éclatante qui est celle de la parole elle-même.
Patrick Mario Bernard : La peur de l’inconnu nous intéresse également comme moteur. La peur de l’inconnu, c’est Lovecraft, une vision très aliénée des possibilités de se rapprocher d’une forme de vérité. Lovecraft, si on le considère comme un personnage, s’exclue du monde parce qu’il a peur de l’inconnu. Du coup, il déteste les autres. Il est raciste, réactionnaire, pense que les choses étaient mieux avant. Je ne pense cependant pas que l’on se situe dans une visée comme celle-ci. Pour nous, l’inconnu n’est pas une peur. Ce qui nous intéresse, c’est d’aller vers l’inconnu.
Pierre Trividic : On revient ainsi aux logiques de la description qui guident notre travail. Décrire, d’abord. Evidemment, le fantastique est un sac plein de ficelles pour créer des situations où justement quelque chose arrive et n’a pas encore de nom. L’inconnu auquel il va falloir faire face, en l’absence de tout moyen de le nommer. Les figures sont souvent écrasées par le nom qu’elles portent, écrasées par tout ce que l’on sait déjà d’elles avant même qu’elles n’arrivent. D’une certaine manière, le fantastique est la condition de possibilité que quelque chose arrive et qui n’est justement pas encore gâtée par son nom. Alors, cela oblige à le regarder, à trouver sa place, sa forme, sa vélocité. Alors, tout redevient possible. Il faut repasser par toutes les cases de la description. Et c’est un travail très passionnant. Le fantastique est l’opérateur de cette démarche.
Patrick Mario Bernard : Dans le domaine du fantastique, les références sont vastes et variées. Pour les arts plastiques, je dirais Dan Graham, Marcel Duchamp. Pour le cinéma, je dirais Tod Browning, Stanley KubrickSteven Soderbergh, Michael Mann.
http://www.cinemotions.com/interview/50111
2- L'Autre
Entretien avec Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic, les réalisateurs de 'L'Autre'
A l’origine de “ L'Autre (2007) ”, il y a un livre : “L’Occupation” d’Annie Ernaux.
Patrick Mario Bernard : J’ai immédiatement pensé à une adaptation quand j’ai lu “L’Occupation”. J’ai été frappé par la manière dont la violence circulait à l’intérieur du personnage. La question de la violence que l’on s’inflige dans certaines situations, et la façon dont on choisit de s’en débarrasser, tout ça m’intéresse, nous intéresse beaucoup. En l’occurrence, Anne-Marie a recours à la fiction pour se débarrasser de cette violence. Cette histoire de jalousie est une sorte de poison insidieux qui envahit profondément son imaginaire – car c’est d’une aventure mentale qu’il s’agit : Anne-Marie ne verra jamais sa rivale. C’est sa propre imagination qui fait tout. Et elle commence à perdre pied. Par la même occasion, c’est toute la réalité autour d’elle qui se transforme. Cette crise de jalousie est utilisée comme un instrument d’optique.
A travers l’intériorité de cette femme, le film nous conduit vers une perception du monde extérieur.
Pierre Trividic : L’histoire, en effet, se raconte dans une zone intermédiaire entre l’individuel et le collectif, entre l’intime et le public, dans une frange un peu crépusculaire où on a du mal à démêler le tien du mien, le mien du nôtre. L’espace du récit est celui-là : le plan de contact entre l’individu et le monde. Or cette zone intermédiaire est particulièrement sollicitée dans la réalité contemporaine. Les formes du contact avec le monde se sont beaucoup transformées. Et ces transformations ont probablement déplacé les lignes de partage entre l’individuel et la multitude, entre la mélodie individuelle et le bruit de fond du monde.
Cet espace intermédiaire n’est-il pas la terre d’où émergent les doubles qui peuplent le film?
Pierre Trividic : Oui. Les doubles et les fantômes naissent là. Et le désir a son rôle dans leur apparition. Nos fantômes, en fait, sont ceux du désir. Ils sont la folie du désir. Anne-Marie ne voulait plus d’Alex, mais il suffit qu’une autre femme entre dans sa vie pour que son propre désir, déformé, certes, diffracté, reprenne sens et vigueur. Comme si le désir de l’autre femme pour Alex se transvasait en elle, irriguait son désir pourtant éteint.
Patrick Mario Bernard : Anne-Marie sait qu’il existe quelque part une femme comme elle, qui l’a remplacée dans la vie d’Alex. Un double d’elle, qui a le même âge qu’elle. Une sorte de reflet d’elle-même. Le miroir lui rappelle qu’elle n’est pas seule à être elle. Il y en a une autre. Le reflet est une menace. Il déclenche chez elle une sorte d’hémorragie de l’identité. Nous sommes ici dans le cadre traditionnel de l’histoire de double. Loin d’être une copie dégradée de l’original, le double s’affirme comme plus doué que l’original pour être l’original. Et c’est finalement l’original qui a le dessus dans la compétition pour être. L'Autre (2007), c’est l’histoire de cette hémorragie.
Il y a un sentiment d’incertitude qui conduit vers une dimension fantastique.
Pierre Trividic : Oui. Il s’agit bien de fantastique. Pas de merveilleux, de fantastique. Autrement dit, nous demeurons dans un cadre réaliste. Le fantastique exige le réalisme. Simplement, ici, il s’agit d’une sorte de réalisme psychique. Le monde est bien là. Mais il se déforme sous la perception déformée d’Anne-Marie. Le fantastique joue ici comme un éclairage un peu inattendu sur un paysage bien connu. Ce n’est pas tellement qu’il fasse apparaître d’autres choses, mais il permet de refléter l’étrangeté qu’il y a dans l’existence des choses les plus simples. Il nous restitue un étonnement, un effroi et un émerveillement devant le simple fait que les choses existent, livrées à notre perception. Et devant notre propre présence.
Malgré le désarroi mental qui l’assiège, Anne-Marie n’est pas un cas pathologique mais quelqu’un traversé par des « fuites d’identité » que tout un chacun peut éprouver...
Pierre Trividic : Ce n’est pas le portrait d’une folie féminine, ou pas seulement. Notamment parce que ce double existe vraiment. Il y a vraiment une nouvelle femme dans la vie d’Alex. La folie commence dans l’élaboration panique de cette figure de la rivale par Anne-Marie. Mais ça, c’est la folie du désir. Et la folie du désir dans une civilisation commerciale qui fait tout pour l’affoler. En ce sens, en effet, on est au-delà du portait singulier d’une femme. Il n’est pas certain du tout qu’il y ait lieu de distinguer entre les sexes quant aux ressorts du désir, ni quant à ses façons de devenir fou.
Patrick Mario Bernard : « L'Autre (2007) » est un film sans sexe, d’une certaine manière. N’importe qui pourrait être Anne-Marie. Il n’empêche, le fait est que les femmes sont beaucoup plus exposées à la violence sociale ordinaire que les hommes. Sans forcément être militantes, les femmes sont obligées de combattre au jour le jour. Etre une femme, c’est occuper une position minoritaire dans la société. Comme on sait, il n’y a toujours pas d’égalité des salaires...
Plus Anne-Marie va mal, plus elle tient debout dans son travail...
Patrick Mario Bernard : Oui. Et si elle se tient debout dans son travail, c’est peut-être parce qu’il la maintient dans un contact concret avec les autres. La narratrice de "L’Occupation" est un écrivain, mais ça ne nous paraissait pas du tout transposable. Là où Annie Ernaux garde contact avec le monde à travers une position de qui-vive mental, intellectuel, nous désirions une forme plus concrète et plus directement dramatique. Voilà pourquoi le film a fait d’Anne-Marie une assistante sociale. C’est une femme qui marche. Elle est dehors, sous la pluie, dans le train, elle rencontre des gens.
Le monde moderne et ses technologies nouvelles, notamment la présence d’écrans et de systèmes de surveillance, est très présent, mais vous vous contentez de les montrer, non de porter un jugement sur eux, de les interpréter...
Pierre Trividic : Le monde est en train de changer d’assise. Il redevient nécessaire de décrire avant d’interpréter.
Patrick Mario Bernard : La tâche que nous nous assignons est une sorte d’objectivité. Là encore, et sans forcément l’avoir cherché, nous sommes fidèles au travail d’Annie Ernaux.
Le son accentue l’impression que vous filmez autant l’émanation du réel que le réel lui-même... C’est vous qui créez ces nappes sonores ?
Pierre Trividic : C’est le travail personnel de Patrick.
Patrick Mario Bernard : Le chantier sonore a commencé quasiment en même temps que le scénario. C’est une vraie nécessité scénaristique pour moi, cela m’aide à rentrer dans la matière du film. J’ai besoin d’entendre l’univers sonore de l’histoire pour l’écrire. Je ne parle pas directement de la musique. Avant la partition, il y a les sons naturels. J’ai enregistré beaucoup de choses, des sons de circulation de toutes sortes. Plus tard, en passant à la musique proprement dite, j’en ai sélectionné quelques uns, que j’ai harmonisés et mélangés avec des instruments. L’ensemble est utilisé pour déployer l’espace mental des personnages.
On s’est dit que le film devait être un peu comme une chanson, avec des couplets et des refrains. Pendant l’écriture et le montage, on n’a pas cessé de rechercher une fluidité, un coulé.
Et le choix de Dominique Blanc dans le rôle d’Anne-Marie?
Pierre Trividic : Le projet d’adapter le livre d’Annie Ernaux était étroitement lié au fait que nous cherchions depuis plusieurs années une occasion de travailler avec Dominique Blanc. Nous avions un intérêt de plus de plus passionné pour cette comédienne, pour son intelligence, sa puissance, sa profondeur.
Patrick Mario Bernard : Nous avons écrit “ L'Autre (2007) ” pour elle. Ça veut dire que nous sommes allés la voir avant de nous mettre au travail. Nous ne nous serions pas lancés dans ce chantier si elle n’avait pas accepté de nous y accompagner.
Pierre Trividic : Une des bases de notre entente était notre désir partagé de nous détourner de la figure douloureuse dans laquelle Dominique a souvent été présentée. Nous savions que cette figure ne rendait pas justice à sa puissance de comédienne. Une puissance qui lui permet de traverser les genres et de les mélanger. On a le droit de penser à Bette Davis.
Patrick Mario Bernard : Son travail est profond et puissant localement et globalement. Localement dans ses propositions de rythmes, dans les intensités, dans la richesse de la météo psychique qu’elle exprime. Globalement en ce que l’ensemble de ces propositions construit un personnage parfaitement cohérent, toujours présent aux rendez-vous donnés par le scénario. Pendant le tournage et plus encore pendant le montage, cette richesse et cette précision nous ont sans cesse émerveillés.
3- Entretien avec Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic
Extrait tiré du dossier de presse
http://www.cinezik.org/cinema/realisateur/realisateurs.php?compo=trividic-ent20090203
Interview de Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic
"Un film, ça s'écoute autant que ça se voit"
Cinezik : Comment travaillez-vous en binome ?
Patrick Mario Bernard : On a travaillé ensemble sur ce film sans jamais se poser la question de la répartition des tâches, de manière fluide et naturelle, les places sont interchangeables dans toutes les situations, que ce soit à l'écriture, à la mise en scène...
Vous êtes des artistes complets, vous touchez à tous les éléments d'un film, dont la musique pour Patrick Mario Bernard, comme cela se passe...
Pierre Trividic : La couleur des murs, les bruits de la rue, la musique, ne sont pas moins importants que le scénario. Et je suis même prêt à défendre l'idée qu'un film, ça s'écoute autant que ça se voit. De là à avoir envie de s'intéresser à toutes ces choses, tous ces niveaux de construction, il n'y a qu'un pas à franchir si on a l'appétit pour cela, et l'appétit existe. C'est vrai de la question de la musique qui est plutôt le rayon de Patrick. Les chantiers musicaux sont anticipés le plus possible, et en général nous nous faisons grâce à son travail une idée précise du climat musical et sonore, étroitement liés, avant de commencer à tourner.
La musique faisait déjà partie du scénario ?
P.M.B : Avant de penser aux images, on a pensé au son que pouvait avoir le film, et à ce qu'entendait le personnage d'une certaine manière. En traversant ces strates urbaines, on s'est beaucoup promené avec un magnétophone et on a échantillonné des autoroutes, on a travaillé sur des harmonisations de ces sons pour trouver une musicalité là-dedans. C'était un travail nécessaire pour nous parce qu'on préfère entendre le son du film avant d'en voir les images. Et ensuite les choses vont très vite, une image amène un son et réciproquement. Et tout cela pendant que le scénario se construit.
Ce qui nous paraissait amusant dans la partie sonore du film, c'est la façon dont on est traversé par le son, c'est à dire qu'en se déplaçant dans le paysage on traverse les couches sonores, c'était un pari assez fort de faire exister ces changements de sonorités d'un espace à un autre, comme un élément de la vie.
Pierre Trividic, vous êtes dialoguiste (notamment sur "Lady Chatterley"), quel est votre point de vue sur un dialogue réussi ?
P.T : Il nous semble que le dialogue est juste quand il sonne bien, c'est une question musicale aussi. Le sens y est quand le son y est. C'est comme de la musique le dialogue, le sens de ce qu'on se dit est autant sur notre visage, le mouvement de nos mains, nos regards que dans le sens des mots...
Vous avez dit que le film devait être comme une chanson, avec couplets et refrain, alors, quel est le refrain du film ?
P.T : Oui, il y a des refrains, les transports en commun, on repasse par les mêmes endroits, on refait les mêmes choses, on repasse chez soi tous les soirs, cette régularité qui exprime un ressassement fait partie de l'histoire. Cela nous plaît beaucoup de considérer les films comme des chansons, c'est à dire pas comme des livres, pas comme des tableaux, pas comme des statues ni de l'architecture, mais plutôt comme des chansons, avec leur côté cyclique et cette légèreté qu'elles ont même quand elles sont graves.
Interview réalisée à Paris le 9 janvier 2009 par Benoit Basirico
4- L’Autre
http://www.chaosreigns.fr/quand-pierre-trividic-patrick-mario-bernard-transcendaient-annie-ernaux/
Dans L’autre, on retrouve votre sensibilité fantastique, déjà exprimée dans votre documentaire sur Lovecraft et Dancing, votre premier long métrage de fiction.
Patrick Mario Bernard : Le fantastique est un genre qui nous intéresse beaucoup à partir du moment où il nous oblige à recréer le réel de manière pertinente et précise. Pour qu’il opère, il faut construire le monde de façon rigoureuse. C’est le glissement qui fait que les repères se perdent petit à petit, que les zones d’ombre deviennent de plus en plus inquiétantes, que l’on commence à receler des présences. Cela nous traverse en permanence. En fait, notre goût pour le fantastique est moins à rapprocher de la question du genre que d’une forme de sensibilité aux choses. Personnellement, j’ai l’impression de vivre dans le fantastique en permanence. La porosité du monde, la façon dont les choses circulent fabriquent du fantastique en continu. Nous le traitons comme une incursion. La chose s’impose parce qu’elle est rendue visible dans le récit. Finalement, elle se saisit du monde. Elle le contamine. Les possibilités sont réunies pour que le fantastique entre progressivement dans ce monde si bien installé et stable en apparence.
Dans Dancing, vous utilisiez déjà le fantastique pour nourrir une réflexion sur le couple. A un moment donné, lors d’une discussion au restaurant, vous réussissiez à donner l’impression que les deux personnages principaux étaient à table avec le diable en personne, juste grâce aux dialogues.
Pierre Trividic : Si le fantastique est déclenché par la parole, c’est aussi parce qu’il s’agit du premier outil. Evoquer la possibilité de quelque chose, c’est déjà le rendre un peu réel. Il y a de la magie là-dedans, cette magie sombre et éclatante qui est celle de la parole elle-même.
Patrick Mario Bernard : La peur de l’inconnu nous intéresse également comme moteur. La peur de l’inconnu, c’est Lovecraft, une vision très aliénée des possibilités de se rapprocher d’une forme de vérité. Lovecraft, si on le considère comme un personnage, s’exclue du monde parce qu’il a peur de l’inconnu. Du coup, il déteste les autres. Il est raciste, réactionnaire, pense que les choses étaient mieux avant. Je ne pense cependant pas que l’on se situe dans une visée comme celle-ci. Pour nous, l’inconnu n’est pas une peur. Ce qui nous intéresse, c’est d’aller vers l’inconnu.
Pierre Trividic : On revient ainsi aux logiques de la description qui guident notre travail. Décrire, d’abord. Evidemment, le fantastique est un sac plein de ficelles pour créer des situations où justement quelque chose arrive et n’a pas encore de nom. L’inconnu auquel il va falloir faire face, en l’absence de tout moyen de le nommer. Les figures sont souvent écrasées par le nom qu’elles portent, écrasées par tout ce que l’on sait déjà d’elles avant même qu’elles n’arrivent. D’une certaine manière, le fantastique est la condition de possibilité que quelque chose arrive et qui n’est justement pas encore gâtée par son nom. Alors, cela oblige à le regarder, à trouver sa place, sa forme, sa vélocité. Alors, tout redevient possible. Il faut repasser par toutes les cases de la description. Et c’est un travail très passionnant. Le fantastique est l’opérateur de cette démarche.
Patrick Mario Bernard : Dans le domaine du fantastique, les références sont vastes et variées. Pour les arts plastiques, je dirais Dan Graham, Marcel Duchamp. Pour le cinéma, je dirais Tod Browning, Stanley Kubrick, Steven Soderbergh, Michael Mann.
Que ce soit dans Dancing et L’autre, la notion du double – et donc de dualité – semble vous obséder…
Pierre Trividic : Le double de Dancing et le double de L’autre ne fonctionnent pas de la même manière. Dans L’autre, c’est la conclusion la plus logique au jeu de tensions auquel est soumis le personnage qu’il désire. Le désir, ce n’est pas la chose intime, personnelle, privée que l’on décrit si souvent. Le désir, c’est aussi désirer, comme les autres, ce que tout le monde désire, particulièrement dans un monde comme le nôtre. Tout le marketing est construit là-dessus. Alors désirer ce que tout le monde désire, c’est être en compétition presque tout de suite. Une main ne peut pas se tendre vers un autre objet sans qu’une autre main se tende pour saisir ce même objet. Nous imitons beaucoup les désirs les uns des autres. Cette mécanique-là, logiquement, conduit à l’apparition à un ou une rivale. La rivalité fait que l’on se ressemble de plus en plus. Au rival, on lui rend la monnaie de sa pièce, on résiste et il n’y a pas plus semblable que deux combattants qui se disputent la même chose. Ce double-là qui est celui de L’autre, c’est un double qui est fabriqué par le désir lui-même. Et comme on ne voit jamais ce double, il se rapproche et ressemble de plus en plus à l’original.
Patrick Mario Bernard : Au fond, ce qui déclenche cette violence chez le personnage, c’est que l’autre est la même. Elle a 47 ans. Alex, son ex, est tombé amoureux d’elle. A partir du moment où l’autre est identique, elle devient une véritable menace. C’est une possibilité qu’elle n’existe pas. Pour nous, le personnage de la rivale existe parce que Alex n’est pas le genre d’homme à jouer avec le feu. Mais, après tout, on peut y penser.
En dépit de dialogues très littéraires, vous projetez une force surprenante qui s’exprime à travers un esthétisme très déterminé avec une vraie maîtrise de la rhétorique visuelle.
Pierre Trividic : Ce que vous appelez la forme, c’est le fond pour nous. Ça se fabrique comme ça. On cherche à restituer quelque chose qui nous paraît vrai au moment où nous le considérons. A le restituer le plus précisément, le plus scrupuleusement possible. La forme – ou ce que le spectateur reçoit comme la forme – en est le résultat. En ce sens, cela vaut effectivement plus la peine de parler de forme que de style. Le style, c’est l’ensemble avec ses lois, ses invariants, ses accidents. Des formes que l’on ressemble autour d’une œuvre ou d’un corpus. Mais la forme est avant tout due à l’histoire que l’on raconte.
Patrick Mario Bernard : Ce qui détermine les formes que l’on visite, c’est le sens. On essaye de ne jamais se faire plaisir. La question du brio et de l’épate ne nous intéresse pas. Ce qui compte pour nous, c’est de trouver l’image qui va être en adéquation avec ce que la chose raconte. La question du style est secondaire. Forcément, il en découlera un style mais notre film suivant n’aura pas nécessairement le même style que L’autre. Il aura la tête qu’il devra avoir, aussi simplement que ça.
Vous jouez beaucoup sur l’espace en partant toujours du plus vaste au plus clos et en donnant un relief rassurant aux lieux les plus déshumanisés, et inversement.
Patrick Mario Bernard : Oui, cette idée est venue très tôt. On avait ça en tête depuis très longtemps exactement pour les raisons que vous dîtes. L’entonnoir qui contient le monde se resserre de plus en plus jusqu’à l’arrivée dans l’appartement, puis dans la salle de bain d’Anne-Marie (Dominique Blanc). Dans cet entonnoir, on a le temps de voir des individualités, des personnages qui pourraient eux-mêmes être au centre de cette histoire-là. Mais on ne fait que les évoquer. Ça comptait beaucoup pour nous de jouer avec cette orchestration du monde. De passer de choses gigantesques où la place de l’individu est noyée à des espaces beaucoup plus intimes et petits où le personnage retrouve tous ces contours. Pour montrer justement que ces contours sont extrêmement fragiles. On peut les perdre très vite.
Pierre Trividic : Pour la juxtaposition du télescopique et du microscopique, c’est le résultat d’une contrainte spécifique du chantier d’adaptation du roman d’Annie Ernaux. Le roman est très intérieur, mental. Une des beautés de son travail d’écrivaine est là. Or, ça ne faisait pas le compte pour nous qui cherchions à en faire un film. Nous n’avions pas du tout l’intention de montrer cette femme chez elle, enfermée dans ses pensées. Nous avons répondu à cette difficulté par plusieurs décisions. La première consistait à la sortir de chez elle, de lui donner un travail et une profession qui l’obligent à se déplacer. Anne-Marie est une personne qui se frotte au monde tout le temps, elle marche, rencontre des gens… On veut bien croire qu’elle est très compétente et très efficace dans ce métier d’assistante sociale. Nous avons procédé sous la forme d’un retroussement. Le problème pour nous, c’était de rendre extérieur et visible ce qui ne l’était pas dans le livre.
Patrick Mario Bernard : On voulait fabriquer du spectacle, d’une certaine manière. On ne voulait pas se focaliser sur un drame de l’intimité mais faire jouer cette violence qui traverse le personnage avec le monde présent. C’est en ce sens que la ville finalement devient un élément essentiel. Pour nous, ça se rapproche beaucoup d’un manga quant à la représentation, avec des personnages, la nature, la ville, les phénomènes météorologiques. Toute cette présence vivante et violente qui peut être aussi assez froide mais qui contient aussi des beautés. Les paysages urbains, de nuit, grâce à l’éclairage qui pose un glacis sur tout ça, amènent une nouvelle beauté urbaine qui de jour est complètement dévastée par l’incohérence complète de ce monde. La place de ce personnage dans ce monde évolue comme étant en contact avec le monde, toujours. Jamais isolée.
Avez-vous conscience que plus le film avance, plus le spectateur a l’impression d’être absorbé par la noirceur du récit pour peut-être ne plus s’en remettre?
Pierre Trividic : Tout dépend l’état dans lequel vous êtes en le voyant. Ce qu’il reste d’amoureux entre cette femme et cet homme est contaminé par le désir de posséder. C’est justement parce que cet amour-là ressemble trop à un projet colonial jeté sur lui qu’Anne-Marie est si vite visitée par les fantômes de la jalousie. Elle va presque s’y perdre. Mais pour finir, je l’entends dire que cet amour qui a été le leur, elle le ressent toujours même s’il est vécu par quelqu’un d’autre. Je crois qu’elle a saisi une chance dans ses aventures et ses mésaventures, elle a saisi une chance de retremper son amour dans ce qu’il a de plus généreux, de plus pur, si on veut, de le désintoxiquer du désir de possession de l’autre. Et je crois que c’est un amour rajeuni et ressourcé. En effet, elle a sûrement perdu beaucoup de choses mais elle a donné beaucoup, aussi. Elle perd également un ami, un homme à la fois présent et affectueux, à la bonne distance. A mon avis, le genre d’homme que pas mal de femmes aimeraient avoir dans leurs vies. Un vieil ami, peut-être une vieille passion, avec qui il est quand même possible gentiment, généreusement et poliment de passer une nuit quand on en a besoin. Elle le perd mais je pense qu’il aurait eu assez de temps pour lui donner beaucoup de choses. C’est de ça au fond que parle son discours sur les miracles : il suffit de bien regarder autour de soi, les chances de mener la grande vie à la place de la petite sont là. Et même si ça veut dire que le lundi suivant, on ne va pas au bureau parce qu’on est en train de regarder le miracle qui a lieu, ça vaut le coup parce qu’il reste ici quelque chose à saisir. Mais ça reste un miracle. Si on le loupe, alors l’occasion ne se représentera peut-être jamais.
Comment comprenez-vous cette phrase de Dostoïevski : « L’amour, c’est le droit que l’on donne à l’autre de nous persécuter»?
Pierre Trividic : Je sais que je ne parle pas du désir… Mais l’amour, c’est faire sans le rêve de possession.
Patrick Mario Bernard : Moi aussi je pense que la définition de l’amour, c’est plutôt dans le rejet de la tentation de coloniser l’autre. Regarder l’autre comme une vraie chance de pouvoir se transformer soi-même, et réciproquement. Il y a un vrai bonheur de transformation dans l’amour. Il ne s’agit pas de rester dans ses formes et ses contours. L’intérêt de l’amour, c’est justement de se métamorphoser complètement. Et on ne perd rien en se transformant. On ne perd pas son identité. Il s’agit justement de trouver son identité dans le changement.
Pierre Trividic : J’ai l’intime conviction que le parcours d’Anne-Marie a un rapport avec ça. C’est pour cette raison que je ne suis pas d’accord, ou pas forcément d’accord, ou pas tous les jours d’accord, avec l’idée que le film se termine sur une note sombre. Je crois que l’oreille attentive peut entendre que quelque chose s’est produit et qu’une sorte de félicité descend sur elle.
Autrement, pourquoi insérez-vous toujours des ours dans vos films?
Pierre Trividic : (il rit) C’est un gimmick, comme un objet que l’on pose dans une chambre d’hôtel pour essayer de l’humaniser un peu et se retrouver chez soi.