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TEXTES VILLE ET CINEMA


TEXTES VILLE ET CINEMA

TEXTES VILLE ET CINÉMA

 

 

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« Je n’avais pas de rendez-vous avant une heure avancée de l’après-midi. (…) J’étais souverainement libre de faire ce que je voulais. Je pouvais à ma fantaisie flâner ou lire le journal, m’asseoir dans un café, manger, visiter un musée, regarder les vitrines ou bouquiner sur les quais ; (…) libre comme je l’étais, tout cela m’était permis et mille autres choses encore. Par bonheur, un sage instinct me poussa à ce qu’il y avait de plus raisonnable : c'est-à-dire à ne rien faire. Je ne traçai pas de plan, je me donnais carte blanche, j’écartai de moi toute idée de but, tout désir et me laissai glisser sur la roue de la fortune, emporter par le courant de la rue, qui est indolent quand il suit la rive brillante des boutiques, et impétueux quand il franchit la chaussée. Finalement la vague me poussa sur les grands boulevards et, exténué de fatigue, j’abordai à la terrasse d’un café situé à l’angle du boulevard Montmartre et de la rue Drouot.

 

 

Nonchalamment assis dans un confortable fauteuil de paille, je me disais en allumant un cigare : nous voici de nouveau face à face, Paris ! voilà bientôt deux ans que nous ne nous sommes pas vus, mon vieil ami, regardons nous bien dans les yeux. Allons, en avant, Paris, montre-moi ce que tu as appris depuis ce temps, va, projette devant moi ton incomparable film sonore : les boulevards, ce chef d’œuvre de lumière, de couleur et de mouvement avec ses innombrables figurants bénévoles ! Fais retentir à mon oreille l’inimitable musique de ta rue, vibrante, mugissante. N’épargne rien, vas-y de tout cœur, montre ce que tu peux, montre ce que tu es, fais jouer à ton grand orgue de Barbarie ta musique de rue atonale et panatonale. Fais rouler tes autos, brailler tes camelots, mugir tes klaxons, courir tes passants, étinceler tes boutiques ; me voici mieux disposé que jamais, désœuvré, avide de te regarder, de t’écouter jusqu’à ce que ma vue se trouble et que mon cœurs défaille. Allons, en avant, toujours plus vite, toujours plus fort ; d’autres cris, d’autres appels, de nouveaux hurlements, de nouveaux sons éclatants, cela ne me fatigue pas, tous mes sens sont tendus vers toi ; petit moucheron venu de l’étranger, je m’apprête à me gorger du sans de ton corps gigantesque. Allons en avant, livre-toi à moi comme je suis prêt à me livrer à toi, ville insaisissable aux enchantements toujours nouveaux.

 

 

Je me rendais déjà compte à un certain picotement nerveux que j’étais dans mon jour de curiosité, comme il m’arrive souvent après un voyage ou une nuit blanche. Ces jours-là, je me sens double, multiple, les limites de mon être ne me suffisent plus, quelque chose en moi m’incite, me force à me glisser hors de ma peau comme une chrysalide hors de son cocon. Chaque pore se dilate, chaque nerf devient un petit harpon brûlant, mon œil et mon oreille acquièrent une sensibilité extraordinaire, une lucidité presque anormale aiguise ma rétine et mon tympan. Ces jours-là, un courant électrique me relie à toutes les choses de la terre, et une curiosité presque maladive oblige mon âme à s’unir aux êtres qui me sont étrangers. Tout ce qui tombe sous mon regard prend un aspect mystérieux. Je ne me lasserai pas de regarder un simple paveur (…). Je resterais des heures entières devant une maison inconnue, cependant que mon imagination me représenterait l’histoire de ses habitants ou de ceux qui pourraient y demeurer ; j’observerais, je suivrais un passant durant des heures, subissant inconsciemment l’attraction magnétique de la curiosité, et cela tout en me rendant compte combien mes gestes paraîtraient absurdes et insensés à un observateur éventuel. Et pourtant, cette imagination et ce jeu ont pour moi plus d’attraits qu’une pièce de théâtre bien ordonnée ou que la trame d’un roman. Il est possible que cette surexcitation et cette clairvoyance nerveuse ne soient que la conséquence naturelle d’un brusque changement de lieu et d’une variation de la pression atmosphérique qui modifierait inéluctablement la composition chimique du sang ; je n’ai jamais essayé de m’expliquer cette nervosité mystérieuse. Mais, lorsque je l’éprouve, ma vie quotidienne ne m’apparaît que comme une morne somnolence et mes jours ordinaires me semblent vides et fades. Il n’y a qu’à ces moments-là que je me sente vraiment vivre et que je me rende bien compte de la fantastique diversité de la vie. »

 

Stefan Zweig, Révélation inattendue d’un métier, Livre de poche, 2012, pp.77-79.

 

 

 

 

 

JE SORTAIS DANS LES RUES DE LA VILLE

" ... et quelle intensité prenait cet instinct de défense dès qu’après l’heure du cours péniblement supportée je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop vite affirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposait irrésistiblement à chacun un rythme de fiévreuse pulsation qui, avec sa sauvage ardeur, ressemblait extrêmement à l’ivresse de ma propre virilité, dont je venais précisément de prendre conscience. Elle et moi, sortis brusquement d’un mode de vie petit-bourgeois, protestant, ordonné et borné, tous deux livrés prématurément à un tumulte tout nouveau de puissance et de possibilités, tous deux, la ville et le jeune garçon que j’étais, partant à l’aventure, nous vrombissions avec autant d’agitation et d’impatience qu’une dynamo. Jamais je n’ai aussi bien compris et aimé Berlin qu’à cette époque, car exactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon de miel humain, chaque cellule de mon être aspirait à un élargissement soudain. - Où l’impatience d’une vigoureuse jeunesse aurait-elle pu se déployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette cité impatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je m’y plongeai, je descendis jusqu’au fond de ses veines ; ma curiosité chaleur - depuis le matin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : vraiment l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était celle d’un possédé."

 

Stefan Zweig, La Confusion des sentiments, Stock, 2011, pp.13-14-15.

 

 

 

 

« Je me suis dit que Paris, où les murs et les quais, l’asphalte, les collections et les décombres, les grilles et les squares, les passages et les kiosques, nous apprennent une langue singulière, devait nécessairement être le lieu où, dans la solitude qui nous étreint, absorbés que nous sommes dans ce monde d’objets, nos relations aux êtres atteignent la profondeur d’un sommeil où les attend l’image de rêve qui leur révèle leur vrai visage »

 Walter Benjamin

 

 

 

 

« Le film "à acteurs" ne me tente absolument pas. J'estime que la nuit moderne, peuplée de lumières étranges et chantantes, la nuit moderne qui ne ressemble vraiment à aucune autre nuit de l'histoire, est photogénique autant, plus encore que le visage d'une belle femme.  Je ne travaillais pas selon un scénario préconçu. Je sortais le soir avec beaucoup de foi et mon petit appareil que tout le monde prenait pour un simple appareil photographique. Je me perdais dans la mer, dans la nuit, dans la foule. Je chassais les images comme on chasse des oiseaux. Des vagues sonores déferlaient. Le miracle venait à pas rapides, haletant. Je le saisissais confusément et l'enfermais dans ma boîte. »

 

Eugène Deslaw, Filmliga, 1928

 

 

 

 

« La ville comme point de rencontre de nos souvenirs et de nos désirs. Un espace-temps que le cinéma a fait sien en l’exprimant rythmiquement »

Michelangelo Antonioni, Je commence à comprendre, Arléa, 2014, p.32

 

 

 

 

"Du reste ce quartier, qui avait plutôt l'air suranné qu'antique, tendait dès lors à se transformer. Dès cette époque, qui voulait le voir devait se hâter. Chaque jour quelque détail de cet ensemble s'en allait. Aujourd'hui, et depuis vingt ans, l'embacardère du Chemin de fer d'Orléans est là à côté du vieux faubourg, et le travaille. Partout où l'on place, sur la lisère d'une capitale, l'embarcadère d'un chemin de fer, c'est la mort d'un faubourg et la naissance d'une ville. Il semble qu'autour de ces grands centres du mouvement des peuples, au roulement des ces puissantes machines, au souffle de ces monstrueux chevaux de la civilisation qui mangent du charbon et vomissent du feu, la terre pleine de germes tremble et s'ouvre pour engloutir les anciennes demeures des hommes  et laisser sortir les nouvelles.

 

Les vieilles maisons croulent, les maisons neuves montent.

 

Depuis que la gare du railway d'Orléans a envahi les terrains de la Salpétrière, les antiques rues étroites qui avoisinent les fossés St Victor et le Jardin des Plantes s'ébranlent, violemment traversées trois ou quatre fois chaque jour par ces courants de diligences, de fiacres et d'omnibus qui, dans un temps donné, refoulent les maisons à droite et à gauche ; car il y a des choses bizarres à énoncer qui sont rigoureusement exactes, et de même qu'il est vrai de dire que dans les grandes villes le soleil fait végéter et croître les façades des maisons au midi, il est certain que le passage fréquent des voitures élargit les rues. Les Symptômes d'une vie nouvelle sont évidents. Dans ce vieux quartier provincial, aux recoins les plus sauvages, le pavé se montre, les trottoirs commencent à ramper et à s'allonger, même là où il n'y a pas encore de passants. Un matin, matin mémorable, en juillet 1845, on y vit tout à coup fumer les marmites noires du bitume ; ce jour-là on put dire que la civilisation  était arrivée rue de l'Ourcine et que Paris était entré dans le Faubourg St Marceau."

 

Victor Hugo, Les Misérables, La Masure Gorbeau

 

 

 

 

Le Cygne

"Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel);"

(...)

"Paris change ! mais rien dans ma mélancolie

N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs."

 

Baudelaire, extrait du poème Le CygneLes Fleurs du mal, pp.125-126.

 

 

 

 

A une passante

 

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d'une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

 

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

 

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté

Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

 

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

 

Baudelaire, Les Fleurs du mal, poésie, Gallimard, 2003, pp.133-134.

 

 

 

 

LIGNE LIMITE

"La ville n'est homogène qu'en apparence. Son nom même prend un accent différent selon les endroits où l'on se trouve. Nulle part - si ce n'est dans les rêves - il n'est possible d'avoir une expérience du phénomène de la limite aussi originaire que dans les villes. Connaître celles-ci, c'est savoir où passent les lignes qui servent de démarcation, le long des viaducs, au travers des immeubles, au coeur du parc, sur la berge du fleuve ; c'est connaître ces limites comme aussi les enclaves des différents domaines. La limite traverse les rues ; c'est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu'on ne voyait pas.  

Walter Benjamin, Le Livre des Passages 
(cité par Eric Hazan, L'Invention de Paris, Points, 2004, p.13.)

 

 

 

 

"Bien des objets échappent à notre attention simplement parce qu'il ne nous vient pas à l'idée de jeter les yeux sur eux. En général, on ne regarde pas les poubelles, la poussière de ses semelles, les déchets qu'on laisse derrière soi. Le film ignore ces répugnances (...) Le Berlin de Ruttmann est plein de grilles d'égouts, de caniveaux, et de rues jonchées d'immondices; et Cavalcanti, dans Rien que les heures, se montre à peine moins porté sur les ordures."

 

Siegfried Kracauer, Théorie du film, La rédemption de la réalité matérielle.

 

 

 

"Ce matin, je suis allé voir l'endroit où les boueurs vont déposer les ordures (...) Sapristi, que c'était beau. (...) C'est un véritable sujet pour un conte d'Andersen, cet amas de seaux, de paniers,

de chaudrons, de gamelles, de bidons, de fils de fer, de réverbères et de tuyaux de poêle dont les gens se sont débarrassés."

 

Vincent Van Gogh, Lettres à Van Rappard

 

 

 

 

RETENIR EN MARCHANT

Un créateur de cinéma « doit être un homme constamment disponible, constamment « traumatisable » ; il doit avoir un sens de l’observation très développé, ainsi qu’un sens de la psychologie, il doit avoir une acuité visuelle supérieure à la moyenne, une acuité auditive aussi … et de la mémoire. A cet égard, ce qu’on a tendance à prendre pour de l’imagination, dans mes films, c’est en réalité un effet de la mémoire. C’est ce que j’ai retenu en marchant dans la rue, en assistant à un événement, en ayant vécu quelque chose »

Jean Pierre Melville,

Le cinéma selon Melville, Rui Nogueira, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1996

 

 

 

FLANERIE

"La flânerie est une notion esthétique majeure à l'orée de la modernité parce qu'elle recouvre une rupture avec  l'a priori du sujet dont l'idéal de la perspective depuis la Renaissance déterminait  la place et le statut. Fondée sur le décentrement, la discontinuité, la sérialité, d'une part, et d'autre part, sur la montée en puissance du quelconque, de l'éphémère ou de l'insignifiant, en accord avec la marche, la ville et l'anonymat qui en découle, la flânerie apparait alors comme le geste théorique et pratique réclamé par l'arrivée des appareils de reproductibilté technique apparus au XIXè siècle, instaurant une mobilité perceptive continue"

Suzanne Liandrat-Guiges, Modernes flâneries du cinéma

 

 

 

 

CE PASSANT

 

« Je ne me souviens plus qui parle avec qui dans les séquences américaines dans la rue dans Intolérance. Mais je n'oublierai jamais le masque de ce passant au long nez pointant entre des lunettes, la barbe pendante, les mains dans le dos, avec une démarche de maniaque. Son passage interrompt le moment le plus pathétique de la conversation du pauvre jeune homme et de la pauvre jeune fille. D'eux, je ne me souviens presque de rien, mais ce passant qui traverse l'image le temps d'un clin d'œil, je le vois vivant devant moi, et j'ai vu ce film il y a vingt ans »

Eisenstein, Dickens, Griffith et nous

 

 

 

 

L'HOMME DE LA RUE

 

« Paris, Place de Clichy, entrée du Gaumont-Palace. Septembre 1915.

Il porte une veste sombre ouverte sur un gilet  (...)  Il se montre - mais pas trop, légèrement en retrait sur le côté de l'image -, il est là pour ça, meubler le décor, se faire voir sans se faire remarquer, n'être qu'une silhouette sur le trottoir, anonyme.

Il faut avoir l'air naturel, ne jamais rester immobile, le cinéma, c'est l'art du mouvement, alors pour se donner une contenance, il esquisse quelques pas à droite et à gauche, faussement désinvolte, semble attendre un rendez-vous imaginaire, suit des yeux une robe ou un chapeau qui sortent du champ par la rue Caulaincourt, revient se placer sous l'affiche du programme (....)

Ce n'est qu'un figurant anonyme, un simple passant de 1915, l'homme de la rue, qui disparaîtra à la fin du plan, et dont je ne saurai jamais rien (....)

Sa présence ici, ce jour là, à la porte du Gaumont-Palace, dans cette scène des Vampires totalement inutile à l'action (...)

On ne lui demande, pendant quelques instants, que de tenir le rôle de sa vie, de sa propre vie, d'être lui-même, c'est à dire tout le monde et n'importe qui : rien qu'une présence incertaine parmi les mille petites vies dépareillées qui traversent l'écran, se frôlent, et se fondent dans la foule parisienne (...)»

 

Didier Blonde, Les Fantômes du muet, Gallimard, 2007

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


06/10/2015
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