ANALYSE ESTHETIQUE - CITY GIRL
ANALYSE ESTHETIQUE
CITY GIRL - Murnau (1930)
En rouge : mes explications et commentaires, ainsi que le processus d'analyse que je vous encourage à suivre.
En noir : l'analyse écrite proprement dite.
Vous pouvez retrouver le film intégral ici (je vous conseille de couper la bande sonore pour vous concentrer sur les images de ce film "silencieux") - la séquence analysée en cours se situe à 15min :
1 - Pour préparer/commencer l'analyse [AVANT D'ECRIRE]
Attention : tout ce qui est en rouge ne fait pas partie du devoir écrit d'analyse à rendre, il s'agit du processus de réflexion à suivre avant d'écrire.
Regarder d'abord la séquence intégralement.
Pour préparer au mieux une analyse de séquence il faut organiser sa réflexion : faire un tri entre les éléments à analyser, procéder par étapes, structurer sa pensée.
- LES LIEUX , LES OBJETS
Dans le cadre spécifique de ce cours d'esthétique "Formes et narrations de l'espace au cinéma" : commencez par noter les lieux présents dans la séquence et par les décrire/les nommer.
Ici un seul lieu principal "une chambre" ; on pourrait ajouter "une chambre en ville" ou même "un studio en ville" et préciser que la chambre semble appartenir à une personne à revenu modeste, précaire (il n'y a pas d'objets de valeur, ni de confort bourgeois, dans cet intérieur, il n'y a que le "strict minimum" nécessaire).
Décrire ce qui compose la chambre (objets, détails) :
Ici :
- un lit occupe le bord gauche du cadre, face à la porte
- deux fenêtres sur le mur du fond
- un simple lavabo dans le coin droit au fond de la pièce
- un petit meuble sur lequel repose une cage à oiseau (mécanique comme on le verra ensuite)
Pour les détails :
- une mini étagère au dessus du lavabo et une serviette
- un verre sur le meuble de la cage à oiseau
- une plante verte sur le rebord de la fenêtre
S'il n'y a qu'un lieu principal dans cette séquence, il y a malgré cela une interaction entre l'intérieur (la chambre) et l'extérieur (la ville).
Notons déjà qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle ville : pas une ville de province, mais plutôt une grande ville (on pense à New York ou d'autres grandes villes américaines).
Nous décrirons cet extérieur/ville dans notre analyse mais notons déjà qu'il se compose exclusivement de publicités lumineuses (panneaux publicitaires multiples), de formes métalliques sombres (un immeuble en construction ? un échafaudage ?), et du métro qui passe au ras de la fenêtre de l'appartement.
- LE CADRE/ LES MOUVEMENTS DE CAMERA
Si nous faisons une description exhaustive des plans composant cette séquence nous trouvons 8 plans.
- D'abord un plan d'ensemble permettant de voir l'ensemble de la pièce (sauf le quatrième mur derrière la caméra).
- Puis un plan américain recadrant la jeune femme devant la seconde fenêtre (dans sa rêverie publicitaire) ; on parle de plan américain car le cadre coupe au niveau où se situait le "revolver" dans les westerns.
- Un plan large nous montre la rue et les publicités.
- Un plan rapproché ou insert recadre la publicité que semble regarder la jeune femme.
- On revient au plan américain, la rêverie prend fin.
- Plan rapproché poitrine ensuite sur la jeune femme et la plante verte (associé à un panoramique vers le bas/droite, puis vers le haut/gauche pour suivre son mouvement).
- Plan moyen montrant la jeune femme se rapprocher du premier plan et de la table avec la cage à oiseau. Pour se faire son mouvement est suivi par un panoramique vers le bas tandis que la mise au point est fait sur elle, laissant l'arrière plan dans le flou. A la fin, la jeune femme assise est cadrée en plan américain, même si celui-ci est "coupé" par la table.
- Plan rapproché poitrine : visage/cage/oiseau mécanique.
A cela il faut ajouter la lumière qui joue un rôle dans le rapport entre intérieur et extérieur (voir analyse).
Deux éléments à noter : il y a peu de mouvements de caméra (sauf pour des suivis), et la séquence s'ouvre sur un plan d'ensemble permettant de situer l'ensemble des lieux, elle continue par des raccords sur l'extérieur "publicitaire" pour se resserrer sur la jeune femme et sa plante, puis la jeune femme et son oiseau mécanique. On part d'un état des lieux, en passant par une rêverie interrompue, pour se terminer vers un sentiment intime, fragile et précaire.
- TROUVER LES MOTS
Trouver le bon vocabulaire va faire la différence dans votre analyse : être trop imprécis rend votre analyse superficielle, trop précis rend celle-ci pesante et parfois incompréhensible, faire des contresens vous amène vers de fausses pistes.
Ici, mettons des mots :
Chambre en ville
Grande ville
Studio précaire
Solitude
Rêverie (superficielle)
Enfermement/aliénation (l'oiseau et elle)
Maintenant, nous pouvons commencer à rédiger l'analyse.
ANALYSE (proposition)
Dans cette séquence Murnau s'attache à représenter la solitude, l'enfermement et l'aliénation d'une jeune femme vivant dans un studio dans une grande ville. Il nous présente son lieu de vie qui semble précaire. Il met en scène également son désir d'ailleurs, d'évasion, dans une rêverie ici limitée à un panneau publicitaire.
Pour mener notre analyse, nous allons reprendre la construction de la séquence dans l'ordre chronologique.
Notons tout d'abord que la séquence s'ouvre par un plan d'ensemble permettant de percevoir l'ensemble du studio de la jeune femme (sauf le quatrième mur). Cependant Murnau plonge d'abord ce studio dans l'obscurité et la principale source de lumière provient de l'extérieur, de la ville, qui projette ses écrans lumineux, clignotants et publicitaires dans l'intérieur de cette chambre. Ces premiers éléments montrent comment la ville semble contaminer l'intérieur exigu de cette jeune femme. Ici le film est muet, donc cette contamination ne passe pas par le son mais par la lumière.
La jeune femme allume la seule et frêle ampoule de son studio et nous laisse découvrir son espace de vie. Celui-ci est spartiate, précaire : il y a peu d'éléments qui composent son intérieur, pas d'éléments de décoration, juste le simple nécessaire. Un lit compose le bord gauche de la chambre et du cadre, face à la porte. Deux fenêtres se situent sur le mur du fond et donnent sur la ville. Un petit lavabo semble être le seul espace de toilette de l'appartement. Une table sur laquelle repose une cage, coupée par le bord cadre droit, se situe à l'avant plan droit du cadre. Une plante verte est également présente sur le rebord de la fenêtre de droite.
Ce cadre d'ensemble permet à Murnau de situer la séquence mais aussi et surtout de mettre en scène, dès ce premier plan, l'ensemble des éléments principaux qui vont jouer un rôle dans la séquence. Le mouvement de la jeune femme dans l'espace va dessiner une forme de demi cercle, allant du lit aux fenêtres (dans la recherche d'une rêverie ou un ailleurs illusoire), puis des fenêtres à la cage à oiseau qui semble entrer en écho avec son propre enfermement. Ce mouvement semble aller du réel à la rêverie pour revenir sur l'intime (même si cet intime se limite à une plante verte et un oiseau mécanique).
Lorsque l'on regarde les deux fenêtres dans ce premier plan d'ensemble on peut constater qu'elle "n'ouvrent" pas exactement vers un paysage, une perspective, mais semblent plutôt "se refermer" ou "refermer" l'espace. Celle de gauche donne sur une structure métallique noire (échafaudage ? bâtiment en construction ?) qui occupe et obstrue tout l'espace. Celle de droite sur des publicités lumineuses.
Le premier mouvement de la jeune femme consiste à s'assoir sur le lit et se déchausser. La position voûtée de son corps et ses gestes montrent une certaine fatigue, un épuisement. Sans doute rentre t-elle d'une journée de travail (lorsque l'on a vu le film on sait quelle est serveuse).
Dans un second temps elle se lève vers la fenêtre de gauche, pour l'ouvrir et comme pour vouloir prendre l'air ou aérer son appartement exigu. Au moment où elle l'ouvre un métro passe devant sa fenêtre et vient totalement fermer/obstruer la fenêtre, ne renvoyant sur son visage que du vent et des flashs lumineux violents. L'enfermement de la jeune femme est ici renforcé par cette impossibilité de s'ouvrir à un dehors.
Un plan américain reprend la jeune femme en train d'ouvrir la seconde fenêtre, alors que le métro défile toujours et quitte le cadre. L'axe de la caméra ne permet pas de voir ce que la jeune femme regarde mais referme à nouveau le cadre sur l'enchâssement de poutres métalliques noires. La jeune femme change pourtant d'attitude, prend une pose plus lascive, et semble focaliser sur un élément hors champ. Murnau nous montre le contre-champ : une rue, des façades d'immeubles et un ensemble de publicités. Puis il précise notre vision et celle de la jeune femme en montrant un insert sur une publicité vantant des "vacances sur les rives du Minnetonka". Cette publicité semble focaliser la rêverie de la jeune femme, comme le montrera le raccord suivant.
Cependant une analyse de cette publicité est nécessaire : elle reprend une série de clichés proposant un "imaginaire" d'aventure et propres aux westerns (le mythe de la conquête de l'Ouest ?). Un couple est dans une barque sur un lac (un fleuve ?) devant un couché de soleil immense. Un coucher de soleil présent dans de nombreuses publicités américaines (de cigarette notamment) et vantant l'ouest sauvage et la nature. Dans la barque chacun occupe une place dans un rapport homme/femme stéréotypé : lui rame tandis qu'elle joue de la guitare. Une branche de lierre au premier plan vient sans doute ajouter au côté sauvage "factice" de l'ensemble. Sur le fond : des montagnes à peine esquissées.
Le retour au réel intervient par le retour du métro qui vient littéralement et spatialement couper et interrompre la rêverie de la jeune femme. Murnau nous montre ainsi deux éléments essentiels : la jeune femme rêve d'évasion, mais ce rêve même se résume pour le moment aux publicités factices et artificielles de la ville. Il semble que cette rêverie "publicitaire" soit limitée et loin encore d'une connaissance réelle de la nature.
La jeune femme aperçoit alors sa petite plante verte, frêle, et semblant tenter de survivre sur le rebord de cette fenêtre confrontée à la ville et aux passages incessants du métro. Elle l'arrose puis souffle la poussière (importante) qui est déposé sur ses feuilles. Cette plante verte semble être la seule compagne de la jeune femme. Cela renforce encore le sentiment de solitude qui se dégage de son studio et de ses rêveries factices. Ce moment d'intimité montre la fragilité de la jeune femme.
Murnau semble proposer un premier écho possible entre la jeune femme et cette plante verte, toute deux tentant de (sur)vivre dans une ville hostile et dans des conditions précaires.
Enfin la jeune femme se dirige vers la cage à oiseau (encore hors champ) que nous avions remarqué en bord cadre droit. Elle s'assoit à la table et on s'aperçoit que cette cage ne contient pas un oiseau véritable mais un oiseau artificiel, mécanique, qu'elle remonte pour - sans doute - l'entendre chanter. Ce dernier moment résonne comme un constat très dur : l'oiseau mécanique enfermé dans sa cage entre en écho avec la vie de cette jeune femme, enfermée dans son travail et son studio précaire, on sein d'une ville qui ne semble pas être un lieu où elle peut s'épanouir.
Pour conclure nous pouvons dire que Murnau dresse le portrait d'une jeune femme de condition précaire vivant dans une grande ville et rêvant d'évasion en utilisant uniquement les lieux, les cadres, les lumières et les objets pour construire sa séquence. L'espace central dépeint une "chambre en ville" ou un studio typique des grandes villes. La séquence souligne le sentiment de solitude de cette jeune femme et la facticité (ou du moins la fragilité) de ses rêveries "publicitaires". Elle souligne aussi, par ces fenêtre n'ouvrant pas sur un ailleurs mais se refermant sur des formes métalliques et des publicités, l'enfermement de la jeune femme. Le cercle qu'elle trace dans la pièce n'ouvre à aucun échappatoire ici, il se referme sur la cage d'un oiseau artificiel.
Pour aller plus loin
Au cinéma, ce thème de "la chambre en ville" revient régulièrement : elle s'associe souvent à un enfermement contraint et peut dériver vers la violence ou la folie.
C'est le cas du film Le Jour se lève de Marcel Carné (1939), racontant les derniers jours de François (Jean Gabin), ouvrier ayant tué un autre homme et s'étant enfermé dans son appartement au dernier étage d'un immeuble de banlieue. Ici l'enfermement ouvre sur une série de flashbacks qui reprennent les derniers instants de la vie de François et les circonstances qui l'amènent à un meurtre. L'enfermement est ici également celui de la condition sociale de François, simple ouvrier travaillant dans des conditions inhumaines pour gagner sa vie. André Bazin a écrit un texte essentiel sur ce film et le rôle des objets au cinéma : LE DÉCOR EST UN ACTEUR - BAZIN
C'est le cas du film Taxi Driver de Martin Scorsese (1976), dans lequel Travis, conducteur de taxi, est doublement enfermé, dans son taxi qui est une véritable boite mouvante dans la ville et un réceptacle de toutes les violences de la ville, et dans son studio exigu dont Scorsese dépeint l'enfermement par un mouvement panoramique. Chambre sur les murs de laquelle le plan de la ville est affiché (comme une mise en abîme inversée), et qui se "referme" également par un miroir.
C'est la chambre du jeune Alex dans Boy Meets Girl de Leos Carax (1983), traversée par les sons et cris de ses voisins et renfermant une carte de Paris "intime" où il inscrit secrètement les lieux importants de sa vie.
La chambre du film Je, tu, il, elle de Chantal Akerman (1974), territoire de vie, d'ennui, d'expériences intimes, sensuelles, et d'expérimentations.
C'est le cas du Locataire de Roman Polanski (1976), dans lequel un homme va être "hanté" par la mort de la précédente femme ayant habité son appartement parisien. Sa chambre entrant alors dans une déformation propre à ses cauchemars et à la boucle mortuaire dans laquelle il s'enferme.
C'est également la chambre d'Un homme qui dort de George Perec et Bernard Queysanne (1974) dans laquelle s'enferme un étudiant décidant de "ne pas aller à son examen final" et où l'enfermement contraint s'ouvre au paradoxe d'un dedans/dehors inextricable. Enfermement redoublé par le tableau siégeant au dessus de son lit : une reproduction du tableau de Magritte intitulé justement "La reproduction interdite" (1937) et présentant un homme vu de dos face à un miroir qui renverrait son propre dos (boucle renvoyant à la boucle du film).
Dans un autre registre, la chambre est un motif pictural que l'on retrouve chez le peintre Vincent Van Gogh, peignant sa chambre dans la maison jaune à Arles.
Van Gogh qui tente ici, au contraire, d'éloigner sa précarité réelle pour se construire un intérieur (même simple), mais calme et propice à la création. La légère contre-plongée renforce néanmoins la déformation de l'espace et l'exiguïté de la chambre.
Le motif d'une femme, seule, à une fenêtre, dans un appartement, revient également dans l'oeuvre du peintre américain Edward Hopper. Le peintre s'attache ainsi à la solitude des grandes villes américaines (ou les grands espaces), dans une ambivalence entre inquiétude, angoisse et quiétude, calme retrouvé.
Hopper allant, à la fin de sa vie, jusqu'à peindre une pièce vide, simplement traversée par la lumière.